L’HISTOIRE DU PICCA
Léna Lefranc-Cervo, diplômée de l’École du Louvre, est doctorante à l’université Rennes 2. La jeune femme s’intéresse de près à la Société des architectes modernes. « À Rennes et Paris, l’entreprise avait pignon sur rue, » explique-t-elle. « Elle était connue de tous dans les années trente et constituée de grands noms comme Frantz Jourdain, Hector Guimard et Henri Sauvage. »
Dans sa thèse, la Rennaise tente de comprendre le positionnement particulier d’un cabinet hors-norme où un certain Lucien Daboval travaillait dans la capitale bretonne. « Il a entièrement refait le décor du café, le Grand glacier, qui était l’ancêtre du Piccadilly. » En 1932, l’établissement se dote d’un mobilier « art déco » et de peintures de Louis Garin. « Il y a eu beaucoup d’échos dans la presse française. Des revues en ont beaucoup parlé ! Elles présentaient vraiment ce décor comme un décor très moderne pour Rennes. »
Aux côtés des plus belles réalisations, quelques photographies du café ont été publiées dans la luxueuse édition de planches La Menuiserie moderne. « Il fut aussi repéré par deux critiques parisiens de renommée, très impliqués dans la vie artistique. L’un d’entre eux, Yvanhoé Rambosson fit éditer plusieurs articles sur le réaménagement du Café Glacier. Il les écrivit dans des journaux à portée nationale comme Comoedia, L’intransigeant, Le journal des arts et Mobilier et Décoration. »
L’élégance des années 30
Dès l’ouverture, le comptoir en impressionne plus d’un. « L’adresse était courue », convient l’historienne. « Le café Grand glacier a donné le ton de tous les établissements rennais. En mobilisant artistes et décorateurs modernes de la scène locale (…), son propriétaire Henri Vischer a réussi à conférer élégance et éclat à sa brasserie, lui attribuant ainsi une grande attractivité. »
Sous les plafonds dorés, les luminaires furent réalisés par la célèbre maison parisienne Genêt et Michon. « L’entreprise rennaise Odorico (…) contribua également à l’œuvre », ajoute la jeune historienne. « Au Café Glacier, Isidore Odorico est probablement à l’origine des grès cérame visibles sur les photographies d’époque (revêtement aux sols). Avec plus de certitude, on peut lui attribuer l’exécution des mosaïques qui recouvrent le bar et la tribune du pianiste située, en légère surélévation, sur l’un des côtés de l’espace du dancing. »
La renaissance
Malheureusement, les trois successeurs de cafetier Henri Vischer ont fait fi des décors passés. « Les mosaïques ont sans doute disparu derrière du plâtre, après la Seconde Guerre mondiale », précise Léna. Tombé en désuétude, mal réputé, l’établissement a toutefois son lustre d’antan grâce à René-Claude Dauphin dans les années 70. Le nouveau gérant confie l’aménagement à Jean Aubin et réussit là un coup de maître. « Le Glacier, c’était tout d’abord un emplacement fabuleux, certainement le meilleur de Rennes. Je pensais donc possible de le faire revivre en investissant dans le décor, ce qui n’était à l’époque pas passé dans les mœurs des restaurateurs. Au début des années 1970, on restait encore très traditionnel au niveau du choix de la décoration », explique René-Claude Dauphin dans l’article écrit par Léna sur le blog du Musée des Beaux-Arts (https://musee-devoile.blog/2023/01/02/histoire-dun-decor-rennais-le-piccadilly/).
Sous sa responsabilité, l’adresse devient le rendez-vous de tous les Rennais, nuit comme jour. « Jean Aubin (Rennais d’origine) opte pour des banquettes capitonnées Chesterfield et des luminaires colorés “Tiffany” que le décorateur Slavik (1920-2014) avait déjà employés au café Le Berkeley (Paris, 8e). Mais c’est surtout le cadre du London-Tavern (Paris, 6e), composé en 1968, qui sert de modèle au Piccadilly qui lui reprend ses rampes à balustres et son plafond en papier gaufré. »
De style néo-victorien, l’établissement, rebaptisé le Piccadilly, intègre les anciens lambris de Daboval. Il surprend par sa cabine de téléphone, son escalier à vis, son épaisse moquette et ses coins intimistes. « Les travaux s’achèvent après plus de six mois d’intervention et le Piccadilly ouvre alors ses portes en janvier 1976. Le nouveau décor fera date dans le paysage rennais : une dizaine d’années plus tard, les propriétaires du Café de la Paix feront à leur tour appel à Jean Aubin pour changer leur établissement. L’esprit de compétition entre les grandes institutions rennaises règne encore », rapporte Léna.
Jouer à Pac-Man
Comme le rappelle la jeune historienne, le Piccadilly devient le cœur de la vie artistique. Le peintre Claude K’Oullé décore la coupole de la mezzanine. Mais il n’est pas le seul ! Mariano Otero orna la couverture du menu. Grâce à ces nombreux talents, l’endroit est un must. On y joue au pac-man de longues heures durant, on y rencontre des personnalités (en témoigne le livre d’or), on y passe des heures à discuter et on y vient lors de l’entracte de l’opéra. « René-Claude Dauphin évoque aujourd’hui ce passé avec beaucoup d’émotions. Il se souvient d’une atmosphère très familiale dans l’après-midi et plus écléctique, la nuit. » Depuis, l’endroit vit une nouvelle histoire avec des serveurs aux petits soins. Mais rien ne nous empêche d’être un brin nostalgique grâce à Léna Lefranc-Cervo. Pour lire les articles de l’historienne, c’est ici et ici.
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